Dans le
chapitre 3, vous avez pu en apprendre un peu plus sur les obstacles que peut rencontrer une marque pour choisir son atelier. C'est ce concours de circonstances qui m'a amené à rentrer en communication avec notre atelier indien.
Pour l’anecdote, j’ai rencontré un tailleur bespoke costumes et chemises à Bruxelles, qui a plus de 30 années d’expérience, afin qu'il me forme à la prise de mesures pour des retouches. J’avais une pièce prototype top secrète, la
chemise à rayures et la
chemise en denim avec moi pour lui montrer. Il a inspecté les chemises pendant 10 minutes sans rien dire (mon cœur a failli s’arrêter de battre). Il a levé la tête et s'est exclamé :
« C’est la meilleure façon de chemise prête à porter que j’ai vue de ma vie. Tout est extrêmement bien fait, c’est la première fois que je n’ai rien à dire. »
Je vous ai soufflé la réponse : c'est de la façon indienne dont va discuter ce chapitre.
Dompter l'a priori
« La vérité n’est rien d’autre que le dernier message tenu pour vrai »
Oscar Wilde
Crédits photo : Laurent Sikirdji
Tout d'abord, il ne faut pas croire que "Made in India = nul". C'est la même chose pour le "made in China" ou tout autre pays d'ailleurs. A ce titre, le co-fondateur de BonneGueule, Benoît Wojtenka, a réalisé une vidéo très instructive sur le "Made in France", vous la trouverez ici. Je pense que Benoît et moi-même sommes d'accord sur le fait que l'origine de fabrication n'est pas forcément corrélé à la qualité, et que le prix de la qualité n'est pas compressible à l'infini.
Penser que cela coûte obligatoirement moins cher de produire en Inde, est une hérésie. La qualité, cela se paye "mécaniquement" (où que vous soyez sur la planète). La patron de l'atelier indien fait former ses couturiers et couturières par des chemisiers italiens et anglais, il investit énormément en eux et les payent beaucoup beaucoup plus que le tarif horaire de la région (ses couturiers et couturières ne veulent d'ailleurs plus partir de chez lui, tellement le package salarial et les conditions de travail sont bien meilleurs qu'ailleurs dans leur pays - et se font approcher par les maisons de luxe pour être recrutés).
Lorsque vous cumulez tout cela, à un moment donné cette accumulation d'attention accordée à l'augmentation de performance et au bien être d'une équipe, se répercute logiquement dans le coût. Si l'on ne payait pas à leur juste valeur des artisans pour leur travail, alors oui, nous serions en train de profiter abusivement de leur position géographique de pays plus pauvre.
Je pense qu'il faut briser cette logique bancale et stérile. En acceptant de les rémunérer autant qu'un atelier italien afin qu'ils puissent vivre de leur savoir-faire, en mettant en avant l'excellence de leur façon dépassant très souvent le niveau européen et sans en cacher la provenance, je pense avoir fait ma part.
Défier le temps
"L'art ne consiste jamais à répéter, mais toujours à interpréter."
Giorgio Nardone
Quand on entre dans le monde de la chemiserie, inévitablement on cherche à appréhender le code des finitions (faites main ou non).
Si bien entendu l'ensemble des finitions peut dessiner une sorte de forme idéale de la chemise, je suis de ceux qui pensent qu'il ne faut pas restreindre la qualité d'une chemise à ce petit ensemble. Je l'affirme en tant que consommateur, il m'est trop de fois arrivé de faire l'acquisition d'une chemise ayant un setup de finitions super attractif mais qui au final s'est révélée être une chemise commune au quotidien.
J'ai déjà discuté des finitions des chemises Gyappu dans cet
article. Or ce que j'ai découvert de très particulier dans la façon indienne, ce n'est pas la capacité à proposer toutes les finitions du monde (même si il en est très largement capable, j'ai juste restreint la configuration au meilleur compromis possible en termes de fonctionnalité, d'esthétique et de coût. Par exemple, un travetto sur la patte capucin, je trouve ça beau mais pas forcément utile, car il suffit de mettre la boutonnière de la patte capucin à l'horizontal pour limiter la tension lors du retroussage de la manche. C'est pas dur à faire, et ça n'augmente pas le coût 😉).
Il s'agit plutôt de cette capacité à défier le temps en investissant chaque étape en profondeur. Je suis absolument convaincu du très haut niveau de qualité que cet atelier peut délivrer, je le trouve même unique au monde.
D'ailleurs, je ne solde jamais. Je trouve que ce modèle économique perturbe le client. Si je le suivais, une chemise que je vend actuellement 200€, je devrais le fixer à 250€ et faire des soldes de 20% de temps en temps. Je préfère fixer le prix que la chemise vaut vraiment à mes yeux et ne jamais le bouger. Ce sont donc les prix "soldés" toute l’année.
A ce titre et je suis on ne peut plus sérieux : si vous trouvez une chemise en tissu japonais haut de gamme, faite avec la même configuration (10 points par centimètre, coutures anglaises, avec faits à la main [patronage et coupe - hirondelle de renfort - emmanchure décalée - col et poignets - boutons MOP montés sur queue (pas à la machine Ascolite)] moins chère en prix non soldé qu'une chemise Gyappu, alors j'accepterai de solder toute la collection de chemises.
Le sujet du nombre d'heures de fabrication peut interpeller. Il faut savoir qu'une chemise prête à porter faite en Europe, dont les prix de vente variant entre 100 et 200 euros, se fait généralement en 4 heures (en moyenne). Mais alors pourquoi les chemises classiques Gyappu prennent 12 heures et Hanami 16 heures ? Je donnais déjà des éléments dans cet
article mais en voici d'autres.
Qualité tout au long du processus
Le contrôle-qualité est un pôle trop souvent sous-estimé. Sur nos chemises, l'atelier a fixé exactement 14 points de contrôle qualité. Ces points sont vérifiés tout au long du processus de fabrication, et pas uniquement à la fin du processus.
Ainsi, si une couture est mal faite, alors elle est délicatement décousue puis refaite entièrement.
Une autre étape de qualité qu’on oublie trop souvent : finir la chemise en coupant chaque petit bout de fil de couture qui dépasse. Cela prend environ une heure par chemise pour tout enlever sans rien oublier.
Tout ce contrôle, cette attention au travail bien fait, rajoute certes des heures au processus, mais augmente drastiquement la qualité délivrée.
Le repassage, la coupe, les cols et poignets
L'atelier repasse les morceaux de chemise entre chaque opération. Sachant qu'il faut une quarantaine d’opérations pour faire une chemise.
Pourquoi ? Pour que le couturier qui reçoit les morceaux du poste précédent, puisse travailler plus proprement et plus sereinement. Cela n’a l’air de rien, mais vous doublez au minimum le temps passé sur une chemise.
Le repassage est aussi clé pour faire les cols et les poignets. Un col de chemise doit satisfaire deux conditions : il doit avoir une belle tenue (doit bien "tomber") et il doit tenir dans le temps au fil des lavages. Et c'est ce que cet atelier fait à la perfection.
De mon point de vue, la coupe de la chemise et les cols/poignets sont bien bien plus importants que tout un jeu attrayant de finitions, car ce sont les bases d'une chemise bien faite. Vous pouvez rajouter toutes les finitions que vous voulez mais si votre coupe et vos cols/poignets ne sont pas bien faits, alors vous avez loupé le plus important. Car à la fin de la journée, qu'importe si la chemise a 5, 8, 12 passages main, pour que vous ayez envie de la mettre encore et encore il faut qu'elle soit bien coupée et qu'elle ne se déforme pas lavage après lavage.
Si vous m'en prenez une, prenez acte de l'attention mise par l'atelier dedans. Analysez le travail de coupe, le chef d’atelier de l’atelier indien fait des patrons de chemises depuis plus de 46 ans, c’est toute son expérience que vous retrouvez dans la coupe. Regardez aussi comment le col tombe, comment les pattes du col se déposent sur le haut de votre poitrine, comment il courbe...
Je vous garantis que les cols et les poignets faits par cet atelier sont parmi les meilleurs que l'on puisse trouver sur le marché haut de gamme. Ils ne s'affaisseront pas rapidement avec le temps, ils garderont leur tenue et resteront dignes après des années de loyaux services.
J'ai choisi un cutaway pour le chambray car c'est un grand classique de la chemiserie. Parmi tous les cols cutaway que proposait l’atelier, j’en ai pris un très ouvert avec d’assez longues pointes. En somme, je voulais faire une chemise en chambray pour une tenue habillée.
Le semi-cutaway est ce que j’ai trouvé de plus adapté au twill à rayures. Etant mi ouvert mi fermé, je trouve que cela "adoucie" la rayure et le rend plus aisé à porter (ceci n'engage que moi). Cela a l’objectif de faire une chemise à rayures particulières, mais portable facilement.
Je ne suis pas très friand des cols boutonnés petits, je trouve qu’avec une cravate ce n’est pas top, on perd alors une fonction d’utilisation de la chemise (et j’aime pas le « gaspillage ». La polyvalence d’usage et l’optimisation ont ma faveur). Pour Gyappu j’ai donc préféré un col plus long, avec une courbe en S des pattes de col, et un pied de col qui monte assez haut pour accueillir une cravate. Je voulais réaliser la chemise en denim que vous ne quitterez plus.
La 6ème loi
Pour tout vous dire, je savais que cet atelier sous-traitait la demi-mesure de tailleurs bespoke, sur Savile Row, à Paris... Je ne vais pas les citer, mais vous seriez grandement étonnés de connaitre le nombre énorme de maisons de luxe qui utilise cet atelier, dont beaucoup ne citent pas l'origine de fabrication (😁).
J'avais déjà ouï dire que la qualité de couture était exceptionnelle. Mais j'avais peur de les contacter car j'étais trop petit pour eux et avec
Hanami en plus, j'avais peur de me faire refouler.
Dans le
chapitre 3, je vous ai parlé de cinq lois, mais j'en ai oublié une.
Si cette loi va dans notre sens, alors on atteint et on dépasse ce qu'on imagine possible, elle transcende l'existence.
J'expliquais dans cet
article comment cet atelier très haut de gamme a fait preuve d'humanité et de générosité à mon égard. C'est avec fierté que j'expose la provenance de nos chemises sur nos pages produits, je ne veux surtout pas le cacher. Ils ne me devaient rien, ne me connaissaient pas, mais ils m'ont tendu la main.
Hanami agissait littéralement comme un répulsif à ateliers sur Gyappu. L'atelier indien, lui, a accueilli le projet, il a pris des risques en stretchant son savoir-faire pour Hanami, ils se sont salis les mains pour Gyappu. C'est une chose que je n'oublierai jamais. Je tiens à les remercier publiquement pour ce geste d'une élégance rare.
Au sein du microcosme du vêtement, l'humanité... est la 6ème loi.
Arigato ありがとう
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