Discours sur l'art créateur - chapitre 2 : Parfois, le bêta gagne
Dans le chapitre précédent, j'ai parlé des péripéties des cravates. Nous attaquons les chemises maintenant. Comme ce sont des pièces plus complexes, cela nous prendra plusieurs chapitres pour en discuter (tout ce temps dans ma tête, vous êtes gâtés).
Si vous me sentez enjoué, c’est pour une bonne raison. Quand j’ai fait mes premiers pas dans le monde du vêtement, la chemise a capturé ma passion. Cette pièce a été mon premier love (😁).
J’ai essayé tant de choses ! De la chemise à 30€ avec du polyester à la chemise en demi-mesure à 8 passages main à 365€ en coton Sea Island. Sauf erreur de ma part, il n’y a que le bespoke que je n’ai pas eu la chance de goûter.
Si Gyappu proposait des chemises, je me devais par éthique, par cohérence et par désir, d’y « mettre la dose ». Cela me remplit donc de joie de vous en parler plus longuement. Bon allez, trêve de digression.
Dans la conception d’une chemise, à parts quasiment égales, nous avons d'un côté les tissus et de l'autre la façon. Nous commençons donc par un sujet qui fait vibrer tous les geeks (dont je suis) : les tissus.
Ce qu'il fallait trouver
« Cette apparente simplicité de Wabi pour les yeux permet de mettre en avant la richesse de l'esprit. »
Myriam Tholomet
Les tissus japonais ont le vent en poupe depuis quelques années sur le marché européen. On pourrait même parler d'une hype. Or dans mon cas, l'utilisation de tissus japonais n'était pas un acte opportuniste.
D'ailleurs, je n'ai pas une conception religieuse des tissus japonais. Tous les tissus japonais ne sont pas forcément d'excellente qualité. Faire le raccourci que tout ce qui vient du Japon est obligatoirement ultra-qualitatif, reviendrait à mystifier et essentialiser la culture japonaise. Et je me refuse à le faire.
Mais alors... pourquoi des tissus japonais ?
C'est tout simple, les tissus que j'ai choisis répondaient au cahier des charges des chemises, dont la finalité était d'illustrer wabi 侘び. J’accorde énormément d’importance à la cohérence du système esthétique de Gyappu (dont je vous parlerai dans un prochain article). Il m’est même arrivé de trouver des tissus superbes, à bon prix, et de les écarter car ne répondaient pas parfaitement à ce que Gyappu souhaitait illustrer au départ.
Ceci relaye l’idée de discipline que je m’impose. Tant que je n’ai pas trouvé la combinaison adéquate, je continue à chercher, en respectant au maximum les canons de la pensée japonaise. J'aime à penser qu'en agissant avec bienveillance, on peut emprunter la logique de cette pensée sans la dérober, et l'illustrer sans la travestir.
Troubler l'eau pour faire remonter le poisson
Crédits photo : Laurent Sikirdji
Ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'en habitant en Europe, trouver des tissus européens pour chemises est assez simple. A moins que vous n'ayez des exigences très très particulières, cette étape de sourcing peut se faire aisément.
A l'opposé, quand j'ai voulu "sonder" l'offre de tissus japonais pour chemises, c'était une tout autre paire de manches... (sans jeu de mots)
Je n'ai pas trouvé de manière plus parlante pour l'exprimer : l'offre japonaise est opaque.
Opaque car d'abord il y a la barrière de la langue. En effet, la majorité des sites internet est disponible qu'en japonais. Exceptionnellement on peut trouver une version en anglais (si ce n'est pas juste une page avec une traduction, qui n'est en fait qu'une image avec aucun lien cliquable...). A l'ère du numérique, c'est handicapant.
Vous vous imaginez ?
Vous cherchez des tissus pour votre collection. Vous vous donnez à fond. Vous ouvrez 15 onglets sur votre navigateur internet, vous cherchez frénétiquement une adresse e-mail pour les joindre, vous leur écrivez quand vous en avez une. Au bout d'une quinzaine de jours, vous n'avez toujours ni un retour, ni photo, ni échantillon. Frustrant n'est-ce pas ?
Dans mon cas, j'ai été chanceux car après avoir littéralement submergé de messages et de relances les boîtes e-mails japonaises, après avoir troublé inlassablement l'eau pour faire remonter le poisson : un agent me répondit.
[Avec le recul, je me demande pourquoi il ne m’avait pas blacklisté... Il faut savoir que quand j’ai un objectif en tête, je ne suis ni le plus fort, ni le plus expérimenté, ni le plus fin mais je suis très hargneux. Cela m’a valu la réputation dans le milieu du vêtement, de l’enquiquineur de service 😅 ]
Mais comme quoi, parfois, le bêta gagne.
Le vêtement, cela se vit
« Dessiner le temps qui passe est mon rêve »
Yohji Yamamoto
-
Mon contact au Japon a fait très attention à bien comprendre le besoin avant de répondre, il travaille comme agent de liaison entre les designers et les tisserands japonais. Il a fait preuve d'une efficacité hors du commun, car à peine trois jours plus tard je recevais les échantillons. Mais lorsque j'ai dû choisir des tissus, ce n'était pas du tout ce à quoi je m'attendais.
Pour bien saisir mon propos ici, je dois vous dire que ce que j'avais appris sur la chemiserie était très théorique. Je parlais titrage, poids, toile, trame etc... Or sur la plupart des fiches de tissus japonais que j'ai vues, il n'y avait pas forcément tous les paramètres indiqués. Ainsi, tout ce qui constituait une sorte de grille d'analyse pour moi m'était... retiré.
J'ai alors acheté plusieurs tissus différents et fait réaliser un grand nombre des prototypes pour savoir ce qui était bien et ce qui ne l'était pas.
Où est-ce que je veux en venir ?
Pour choisir, il fallait faire confiance à mon toucher, prêter attention au vieillissement après les lavages, comment se comporte le fer à repasser dessus, comment le tissu bouge sur le corps...
Tout ceci m'a ramené à une vérité immuable : le vêtement, cela se vit. Cela m'a demandé énormément de temps pour choisir uniquement trois tissus, et à l'avenir, je ne changerais pas ma manière de faire. Pour faire une collection courte, il faut absolument un temps de développement... long.
C'est d'ailleurs pour cette raison que je n'avais pas trouvé nécessaire de mentionner les tisserands au moment de la commercialisation, car à mes yeux le nom d'un tisserand ne doit pas faire figure d'autorité. Le plus important reste la qualité, pas le nom (japonais ou non).
Je refuse toujours de le mettre sur les fiches produits comme "appâts à prospects" mais comme vous avez été assez patients pour lire jusqu'ici, vous méritez une récompense : l'information se trouve dans la légende de la dernière photo.
Le chambray de Maruwa
Le twill à rayures de Kuwamura
Le denim de Japan Blue
Le twill à rayures de Kuwamura
Le denim de Japan Blue
[Au moment de la photo, les prototypes de votre serviteur ont déjà vécu entre 5 et 9 lavages]
L’approche de la perfection requiert du temps et de la passion. Très belle apostrophe, de l’esprit et des tissus visuellement incroyables !
J’espère pouvoir avoir la chance de mettre la main sur ces pièces.
Laissez un commentaire