La trame de Wabi-Sabi
Photo de Laurent Sikirdji - Droits réservés
Nous pensons ne pas nous tromper quand on affirme que la notion de l'esthétique japonaise qui a le plus fait couler d'encre est wabi-sabi. Il semble en effet qu'aucune autre n'ait émulé autant de littérature.
Même plus, saviez-vous qu'il y a eu tout récemment une explosion de publications sur ce concept spécifiquement (en anglais et en français) ? En effet depuis 2010, dix livres sont sortis sur ce sujet. Alors qu'avant 2010 moins de dix livres traitaient de ce même thème.
Bref, wabi-sabi est à la mode (désolé pour le gros mot). Tantôt dans le monde du vêtement, tantôt dans celui du développement personnel ou même de la décoration d'intérieur, cela est servi à toutes les sauces.
Cependant, cela n'est pas un hasard si ce concept revient aussi souvent. On le retrouve logé dans de nombreux arts japonais. En ce sens, il irrigue les grandes artères du système esthétique nippon.
Ce qu'il y a d'extrêmement frustrant avec cet idéal esthétique, c'est qu'au moment où l'on croit l'avoir saisi, c'est aussi à ce moment-là qu'il nous échappe le plus (quelle hétaïre...).
Il existe de multiples manières d'approcher ce concept. Dans cet article, nous vous proposons un cheminement possible que nous trouvons cohérent. Selon nous, il faut bien distinguer wabi de sabi et enfin de wabi-sabi. Car même si ils sont connectés entre eux, ce sont bien trois choses différentes.
A - Aux origines des concepts
Rien de mieux que la contextualisation pour comprendre où l'on se situe et vers où l'on va. Non ?
Nous sommes au milieu du XVIième siècle, l'époque des grandes explorations par les Espagnols et les Portugais. Des routes commerciales s'ouvrent et connectent le monde entier. La dynastie Ming en Chine possède une avancée technologique faramineuse sur l'Occident. En Italie, Léonard de Vinci vient de donner le dernier coup de pinceau à sa Joconde, Michel-Ange livre au monde son David. Bref, nous sommes en pleine Renaissance.
Durant cette période de l'Histoire, le Japon venait de traverser un siècle de guerres et de destructions. Périodes de famine, incendies et catastrophes à répétition frappaient le pays ; les taxes étaient au plus haut, la pauvreté touchait une part de plus en plus grande de la population.
Saviez-vous que pendant la période Edo, l'ensemble d'une garde-robe d'une personne était constitué de 2 ou 3 kimonos ? C'est dans des conditions précaires que ce peuple a arrêté de rechercher la possession et l'abondance matérielle. Dans les objets qu'ils possédaient déjà, ils y cherchaient une forme de méditation.
La cérémonie du thé a été ritualisé à ce moment-là. Elle se déroule dans un espace réduit, se compose d'objets rudimentaires et artisanaux. Le peuple de l'archipel se contente du peu qu'ils ont à disposition (une théière rouillée, une vieille spatule en bois, des tasses marquées de théine et légèrement fissurées...).
C'est important de garder à l'esprit ce décorum, car les dimensions esthético-spirituelles de wabi et de sabi sont nées à partir de cette configuration particulière dans laquelle était plongé le pays.
Le contexte étant posé, cela nous fait doucement glisser vers wabi.
B - Wabi 侘び
Wabi évoque la pauvreté et la simplicité tranquille. Dans la langue japonaise, on emploie le terme wabishii pour désigner quelque chose de "triste/malheureux/pauvre".
La beauté wabi frappe par cette apparente simplicité, elle est une beauté dépouillée, celle du plus simple appareil. Ce refus d’excès d’expression, et cette volonté d’humilité, nous poussent à (ré)apprendre à déceler la noblesse présente dans les objets simples, bruts, rugueux, imparfaits, irréguliers...
A gauche l'ouvrage "Esprit Wabi" d'Axel Vervoordt dans lequel il explore des lieux où wabi est présent. A droite, deux tissus bruts selvedge produits au Japon et que nous avons utilisé pour nos chemises.
Mais au fait... Qu'en est il si l'on applique cela à une passion pour le vêtement ?
La passion du vêtement peut amener le travers de vouloir toujours posséder plus. On a toujours une pièce qu'il nous manque, une couleur qu'on ne possède pas pour une pièce...
Pourtant, une paire de souliers cousus en cuir tiendra dans le temps et sera un achat plus rentable que d’acheter 3 paires à la semelle collée et au cuir "douteux".
Une paire de jeans avec la bonne coupe et dans une toile selvedge 100% coton bien rigide au départ, nous tient des années. Est il utile d’en acheter 5 paires ?
Un blazer bleu totalement entoilé exprimera encore sa noblesse des années après, ce ne sera pas le cas d´une veste thermocollée de couleur fantaisie que l’on achète en plus parce que ce sont les « soldes ».
Même si vous n'êtes pas en état de précarité (nous vous le souhaitons), il y a des leçons à tirer de ce concept. Il s'agit de chercher le réconfort dans moins d'objets, mais les bons. Ceux qui sont très bien construits, en matériaux rustiques, et qui sont faits pour durer dans temps. C'est une manière d'investir wabi.
C - Sabi 寂び
"Découvrir vingt années plus tard l’encrier ennobli par l’usure, les taches d’encres de couleurs diverses, incrustées dans les craquelures du vernis effrité, éclairant sa texture. Sentir son cœur réconforté par cette usure. C’est le sentiment Sabi."
Tohibiki sensei - horishi (artisan tatoueur traditionnel)
Dans leur atelier en Normandie, Tohibiki sensei et Shakki sensei pratiquent l'irezumi (tatouage traditionnel japonais) en utilisant la technique ancestrale dîte tebori (littéralement "tailler à la main"). Parmi les artisans que nous avons eu l'honneur de rencontrer, ils occupent dans notre cœur une place particulière. A nos yeux, ils ont capté, développé et transcrit dans leurs pièces, la vision la plus fine et la plus sensible de wabi et de sabi qu’il nous a été donné d’apprécier. Issue de leurs travaux, cette citation sur sabi est courte. Mais à elle seule, elle contient tout.
Sabi peut être traduit par "rouille". Esthétiquement, cette beauté se manifeste par une patine, une érosion, un ternissement et l'apparition de défauts, de zones abîmées. Sabi est l'idéal esthétique qui met en application le principe bouddhiste d'impermanence mujō 無常, postulant qu'aucune chose en ce monde ne reste constante. Tout change, se meut, se transforme, et subit le processus de la vie.
Sabi est un renoncement à l'éclat de la beauté première et une recherche méditative de la beauté seconde, celle-là même qui apparaît quand le temps a fait éroder la couche initiale. Car seul le temps peut créer sabi, la main de l'homme n'a pas à "le forcer".
[A ce titre, le style shabby chic a le vent en poupe, mais n’a rien à voir avec sabi, car les objets neufs sont volontairement vieillis par l’homme. On y perd l’essence même de sabi.]
Dans une interprétation plus vaste, sabi est aussi appelé "floraison du temps".
Le sabi d'un livre ?
D - Vous avez dit wabi-sabi ?
Vous pourriez aujourd'hui aller vivre au Japon, sans jamais entendre l'expression wabi-sabi. D'ailleurs, si vous ouvrez le Kōjien (la référence des dictionnaires de la langue japonaise), vous constaterez que l'expression n'y est pas présente. Vous y trouverez par contre des définitions pour wabi, et pour sabi. Est-ce donc un "délire" que de mêler wabi à sabi ?
Si vous demandez à un japonais de l'expliquer et de le définir de manière succincte, il en sera bien incapable. C'est beaucoup trop vaste pour être défini en une phrase. C'est comme si nous vous demandions de définir de manière ultra-précise l'amour en une phrase basique type "sujet + verbe + complément". En seriez-vous capables ?
Pourtant, malgré le fait que le terme wabi-sabi n'existe pas dans le dictionnaire, et que les Japonais eux-mêmes ne soient pas toujours capables de définir brièvement la notion, cette notion existe bien mais il faut savoir ce que cela désigne.
On entend souvent en Occident "Oh ce vase est très wabi-sabi !". Or dans la langue japonaise, wabi-sabi ne sert pas à décrire l'aspect d'un objet. Ce n'est pas un adjectif.
Vous avez pourtant tous déjà été touché par wabi-sabi au moins une fois dans votre vie. C'est même certain.
S'émouvoir devant une vieille chemise en chambray ou une paire de jeans qui ont patiné avec le temps mais dont la fibre de coton n’a pas perdu en noblesse, avoir son être rempli de mélancolie devant un garde-temps vintage, sentir son cœur se réchauffer devant la vieille cafetière italienne qui chante sur le feu...
Une Tudor des années 40, boîtier oyster, remontage manuel. Le cadran s'est patiné, la couronne et la lunette ont pris des coups, le verre présente des éraflures... Tout a vieilli, mais elle fonctionne parfaitement.
Wabi-sabi est ce processus qui nous marque d'une impression indélébile. Cela se produit lors de la rencontre avec un vieil objet dont la simple beauté et la fonctionnalité sont toujours opérantes. Le temps faisant, wabi a pleinement été enlacé par sabi. Et cette union, nous touche.
Wabi-sabi décrit ce sentiment.
Ce sentiment est clair pour Myriam Tholomet et dans "Esthétiques du quotidien au Japon", les mots lui sont venus très justement :
"L'imperfection naturelle et l'absence de prétention, l'effacement de l'humain qui aura sacrifié sa vie à son art, c'est cela que l'observateur se doit de reconnaître lorsqu'il tient l'objet entre ses mains. [...] La perfection de l'objet se trouve dans sa confection et non dans ses contours, il est contenu dans ce qui est invisible."
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