Discours sur l'art créateur - chapitre 1 : Une solution simple à un problème complexe
"Une expression créatrice est une nouvelle façon de faire l’expérience de soi. Elle crée littéralement un nouveau plaisir – qui n’existait pas auparavant – pour tous ceux qui peuvent participer à la même vision du monde."
Alexander LOWEN
Le microcosme du vêtement est d'une complexité absolument déconcertante.Je suis passionné par le vêtement depuis 10 ans aujourd'hui, et quand j'ai commencé à travailler sur Gyappu il y a environ deux ans, je dois bien vous l'avouer : j'étais prétentieux et arrogant vis-à-vis du vêtement.
Je pensais savoir tout, et cela m'a joué des tours. J'étais le "sachant" qu'on peut retrouver sur internet de nos jours.
Ma vision du microcosme a changé lorsque je me suis retrouvé de "l'autre côté", dans le rôle de celui qui doit créer les produits. Croyez-moi sur parole, cela m'a fait un gros choc. Cela m'a fait gagner en humilité, je suis reconnaissant de ce que cette expérience extraordinaire m'offre.
Avec le temps, je trouve que le format des articles de présentation ne donne pas l'espace nécessaire pour discuter pleinement du "terrain" dans lequel chaque pièce est née : il fallait un format plus libre et c'est ce que je vous propose dans la série d'articles "discours sur l'acte créateur".
Après tout, cette complexité du microcosme est liée à une chose : c'est une histoire composée de femmes et d'hommes. Elle mérite une belle et grande toile blanche rien que pour elle.
En somme, ce que je veux vous offrir, c'est vous faire vivre l'expérience Gyappu de l'intérieur et une plongée in vivo dans mon esprit (bonne chance ^^).
On commence ? Allez, c'est parti.
Commencer le repas par le dessert
Il y a deux ans, j'ai commencé par développer... des costumes. J'ai fait développer des patronages spécifiquement pour la marque, j'ai cherché des tissus japonais pour costumes/vestes/pantalons/manteaux, j'ai cherché l'atelier compétent pour réaliser la collection...
Et tout ça pour lancer les cravates en premier - j'ai sous-estimé naïvement l'ampleur de la tâche...
Vous imaginez la frustration ?
Le temps de développement des costumes me paraissait tellement long que mon esprit a eu envie de se distraire. Mon idée de cravates était déjà bien notée en gras et j'avais une vision bien précise de la symbolique de l'or au Japon (que j'ai expliquée ici).
J'ai alors lancé leur développement en tant que mini-projet annexe et c'est ce dont va parler ce billet.
De la volonté du Kintsugi
"Kintsugi est intrinsèquement lié à la méditation contemplative."
C'était simplement cela mon idée de base : utiliser l'art du Kintsugi dans des cravates.
Pour m'aider dans cette tâche, je suis allé voir un cravatier et chemisier parisien dont j'étais client. Comme il en faisait depuis plusieurs décennies, je me disais que lui saurait comment faire. Il a accueilli le projet avec enthousiasme en me posant des questions sur mes désirs.
Je lui explique alors que mon point d'honneur, était que je voulais utiliser de l'or véritable, et pas un rappel à l'or comme pourrait être un fil jaune. Et découlant de cela, je voulais absolument illustrer le Kintsugi, je lui montre alors des photos de bols en Kintsugi pour qu'il perçoive l'idée.
Vraiment très enthousiaste, il me propose trois possibilités pour illustrer le Kintsugi :
- coudre des morceaux de tissu de cravates avec du fil d'or pour constituer le petit pan.
- faire une broderie décorative sans passer au travers du tissu.
- faire une soie imprimée (pas d'or véritable alors j'ai écarté cette option immédiatement).
Il ajoute que je ne dois pas m'inquiéter, qu'il trouvera bien comment faire. Je le cite :
"Quand on lance une marque Thibaut, il ne faut pas tout faire soi-même. Ne t'en fais pas, je m'occupe de tout. Occupe toi de tes costumes plutôt."
Je me disais que je pouvais lui faire confiance.
Nous nous sommes mis d'accord sur une quantité, sur un prix, et sur le fait qu'on se reverrait le mois prochain pour faire le point sur les tissus.
Transformer la contrainte en opportunité
"Donnez-moi un point d'appui et je soulèverai le monde."
Archimède
Crédits photo : Laurent Sikirdji - Tamaki sensei exécutant Ikkyo Ura
Le mois passa et voilà que j’entrouvris les portes de l'échoppe fort sympathique de mon confrère parisien. A mon grand émerveillement, il avait fait développer des tissus pour lui et pour moi. Je m'attarde sur les fiches et j'y vois beaucoup de matières pouvant se marier au système esthétique que je souhaite développer.
Nous discutons de ce qui est mieux, de ce qui est plus raisonné en termes de motifs, de ce qui se porte facilement. Je suis vraiment ravi car les tissus sont somptueux.
Vous n'avez pas eu un doute au titre de la section ? Il y avait un "mais" à cette histoire.
Il ne pouvait pas utiliser d'or pour illustrer le Kintsugi. Il disait qu'il était compliqué de se fournir en fil d'or, et que coudre un petit pan de cravate avec était très coûteux voire impossible à réaliser.
Bon... cela semblait bloqué.
Cependant, il est venu avec des solutions. Une doublure en soie imprimée façon Kintsugi, ou une doublure en soie de kimono (que je devais trouver) pour relier les pièces au Japon.
Ces deux options ne me siéent guère car je devais abandonner l'idée d'or et de Kintsugi. Par là même, cela faisait taire la voix intérieure (de force), celle-là même qui me poussait à développer ces pièces.
Vous voulez pire ? J'ai.
Les tissus présentés étaient plus coûteux que son estimation de départ, alors il m'a annoncé des prix majorés de 10%. Je n'avais donc plus mon positionnement prix, ni mon écho au Kintsugi.
Dans cette situation, on pourrait caricaturer deux catégories de personnes : celles qui veulent se débarrasser des soucis en allant au plus facile et celles qui s’enfoncent tête la première dans ce qui est compliqué.
Et moi... j'aime bien me prendre la tête.
Problème complexe, solution simple
"Le comble de la complexité, c'est de faire simple."
Giorgio Nardone
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Je me mis à chercher un autre façonnier et du fil d'or.
Le premier fût très vite trouvé. Saviez-vous d'ailleurs que des couturiers spécialisés dans la cravate, il en existe beaucoup mais que des tisserands de tissus spécifiques à la cravate, il y en a que très peu dans le monde ? (Oui, je m'égare... Pardon)
C'est le second qui était le plus délicat car la demande de fil d'or dans le monde est extrêmement faible. Ce n'est donc pas une "denrée" qui se trouve facilement.
J'avais entamé la discussion avec un superbe fournisseur italien de fils de broderie. Mais il aurait fallu que je vende un rein et demi pour une bobine de 20m de fil d'or (et il était très très épais).
Je contacte alors une femme dans le milieu de la France qui fait de la broderie au fil d'or. C'est elle, cette inconnue qui ne me connaissait ni d'Eve ni d'Adam, qui m'a donné la bonne adresse. (Soyez rassurés, quand les cravates étaient mises en vente, je lui ai envoyé une énorme boîte de chocolats belges pour la remercier).
Le prix est élevé mais acceptable alors j'achète une petite bobine que j'envoie à l'atelier en Calabre en leur demandant de l'utiliser pour faire les travetti des cravates.
Je pense sincèrement que la couturière qui a eu la délicate tâche de concevoir le premier prototype a dû traverser plusieurs phases.
D'abord, elle m'a maudit, tellement le fil d'or est une calamité à travailler. Ensuite, elle a pensé que j'étais fou (et j'aurai pensé pareil à sa place). Enfin, elle s'est sentie soulagée de me livrer la pièce.
Cette idée de faire des travetti en fil d'or très rigide était inconcevable. Mais possible.
Le comble de cette épopée, c'est qu'un travetto donne naissance à la fonctionnalité d'une cravate en la fermant et apporte un effet de style par contraste de couleur. C'est exactement ce que fait le Kintsugi pour un bol réparé.
C'était une solution simple à un problème complexe.
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