Je ne comprends rien à l'esthétique japonaise, alors je vous en parle
Photo de Laurent Sikirdji
Discuter d’une pensée qui n’est pas la nôtre, apprendre d’une culture étrangère, est à mon sens un des actes les plus subversifs qui soit.
C’est extrêmement difficile d’entrer dans une pensée, et dans une moindre mesure son esthétique qui lui est liée.
De temps en temps, je lis ici et là des professionnels de la pensée japonaise, qui ont 3 doctorats en la matière et qui donnent leur avis sur tout.
Je ne vais pas aller vérifier leur autorité à en parler, après tout s'ils disent qu’ils savent alors... je les crois.
Ce qui m’intéresse en revanche, ce sont les propos promulgués par ces personnes. Car il y a à travailler dessus et c’est pour cela que j’écris le présent article.
Alors…
Faut-il être Japonais pour comprendre la pensée japonaise ?
Faut-il vivre au Japon pour la comprendre et la vivre ?
Par là même, vous aurai-je... enfumé ?
Le pensée japonaise est intouchable
Si il y a bien une culture qui est intouchable, c’est celle du peuple Japonais. C’est même très comique quand on y regarde de plus près.
C’est comme si les Japonais étaient les seuls qui étaient incompréhensibles par les étrangers. Et seulement eux !
Pas les chinois, pas les indiens, pas les coréens, pas les marseillais…
Non.
Ceci n’est pas valable que pour le peuple de l’archipel.
Mais j’ai envie de vous demander : pourquoi eux seulement ?
Je n’ai pas de réponse toute faite à vous donner, si ce n’est vous donner des éléments de réflexion personnelle.
Dans la littérature japonaise, on retrouve un genre littéraire appelé nihonjinron. Si l’on traduisait, cela voudrait dire grosso modo “étude de la japonité”.
Ce genre est très critiqué par des professeurs universitaires (japonais et non japonais).
Il est critiqué car il servirait de support à un nationalisme radical et poserait le peuple japonais comme unique et incompréhensible par les autres peuples.
Les personnes qui n'arrêtent pas de répéter que les étrangers ne peuvent pas comprendre la culture japonaise, sans développer, sans apporter de preuve, hé bien…
J’ai vraiment beaucoup de peine pour elles.
Dans le sens où elles semblent enfermées dans un dogme où l’essentialisation d’une culture et d’un peuple est totale, absolue et figée.
Je vais vous le faire dans l’autre sens pour que vous compreniez bien mon propos. Si un français parisien disait à un japonais de Tokyo qu’il lui est impossible de comprendre le culture française car il n’est pas français.
Vous ne trouvez pas ça... ridicule ?
Pourquoi alors y a-t-il autant de restaurants étoilés français à Tokyo ? Les chefs japonais ne savent pas faire de haute gastronomie française, vu qu’ils ne sont pas français ?
Et pourtant, quand certains mettent sur un pied d’estale la culture japonaise, c’est exactement ce qu’ils font.
Si les académiciens, les chercheurs, les concepteurs, pensaient comme cela, alors ils seraient tous au chômage : seuls les Japonais peuvent comprendre les Japonais - d’ailleurs un Japonais ne pourrait pas expliquer à un étranger, il ne peut pas comprendre. Mais s'il ne peut expliquer, le comprend-il lui-même ?
(Vous ne pouvez me voir mais sachez que je suis absolument mort de rire)
Bien entendu, il est impossible de tout comprendre d’une culture, même la nôtre. Cela va de soi.
Mais cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas approcher une pensée, et pour moi cela passe par...
La littérature et les hommes
"A partir d'une goutte d'eau un logicien peut déduire la possibilité de l'Atlantique ou du Niagara sans jamais avoir vu ni entendu parler de l'un ou de l'autre."
Sherlock Holmes
Pour comprendre pourquoi j’accorde autant d’importance à faire des allers et retours entre la littérature et les hommes, il faut savoir que j’ai des nombreuses fois remarqué qu’il y avait deux pans dans l’étude d’une culture portée par une langue :
- la part littéraire, qui est inscrite dans les livres - vous ne parlez pas tous les jours comme Balzac, mais son oeuvre fait quand même partie intégrante de la culture française.
- les hommes, qui font vivre cette pensée - il y a parfois un fossé entre la théorie inscrite dans la littérature et la pratique. C’est donc très important de voir comment la théorie est mise en pratique.
C’est en cherchant sans cesse des deux côtés que j’ai construit ma vision de la pensée japonaise et par extension logique, de son esthétique.
Quand je lis, j’ai la fâcheuse tendance à faire des fiches de lecture, comme mademoiselle Valérie, ma professeure de français, m’a appris à faire quand j’étais à l’école sur ce vieux bureau en bois datant de la colonie française à Madagascar - avec le recul, qu'est ce que j'étais chanceux d'avoir le droit à un bureau, un tableau et une professeure hors du commun. Ce n'était pas le cas de tous les enfants de cette grande île.
Je ne fais donc pas une lecture passive, mais active.
Et je n’isole pas la connaissance, chaque élément que je lis est ensuite connecté à d’autres que j’ai lu ailleurs. C’est petit à petit que s’est construite mon épistémologie.
(C’est peut être parce que je suis trop occupé à lire activement que je vais rarement sur des forums d’ailleurs…)
Si parfois il est difficile de suivre la pensée qui anime Gyappu, c’est parce qu’en réalité, je mixe trois ressources :
- la pensée japonaise et la pensée chinoise - car si vous vous intéressez à la culture japonaise, la Chine n’est jamais très loin - d’où mon grand intérêt pour les travaux du sinologue François Jullien
- la pensée systémique/constructiviste issue de l’école de Palo Alto - c’est peut être ce qui déroute le plus les personnes qui découvrent mon travail. Mais si je voulais mixer esthétique japonaise et art tailleur, il fallait penser en systèmes. (Je vous reparlerai plus longuement des apports de Palo Alto et du constructivisme dans mon approche, je n’ai pas fini de vous embêter)
- l’histoire du Japon - encore une fois, le contexte. Si vous voulez rattacher les pièces du puzzle ensemble, il vous faut un cadre - il vous faut donc du contexte.
Pour ce qui est de la partie concernant les hommes, j’ai su m’entourer de personnes compétentes dans leur domaine, dont la plupart ont vécu au Japon et parlent le Japonais.
Je correspond régulièrement avec elles, ou plutôt, je les enquiquine à longueur de temps en posant des questions ^^
Par exemple, je discute très régulièrement avec Tamaki sensei, qui est né en France et est parti vivre au Japon pendant 10 ans. Il se rend régulièrement au Japon encore aujourd’hui pour voir de la famille, car son épouse est japonaise.
Son travail de déconstruction de l’aïkido est souvent décrié pour des raisons qui me font doucement sourire.
Cela me fait sourire, car ces personnes qui attaquent sa recherche sont bien incapables de supporter leurs propos et ne font qu’affirmer des choses sans pouvoir le prouver - ceci me rappelle vaguement des choses (répéter par cœur Wikipedia, cela a quand même ses limites…)
D’ailleurs, je sais que toutes ces personnes avec qui j’entretiens des liens d’amitié aujourd'hui, suivent régulièrement les articles du blog, et pour autant que je sache, elles ne trouvent rien à redire à mon travail.
L'outil du dialogue
Gyappu ギャップ veut dire “écart” en Japonais.
J’ai choisis ce nom pour ma marque, car l’écart est l’outil du dialogue. Du “dia” c’est-à-dire de l’écart, et du “logos” autrement dit de l’intelligible.
Pour moi, que je n’ai pas de sang japonais ne pose pas de problème (encore que, vous n’êtes pas censés ignorer que les japonais ont une partie de leur génome en commun avec les chinois, du fait des vagues migratoires - et j’ai 60% de sang chinois au passage).
Ce qui compte à mes yeux, c’est qu’il existe de l’intelligible dans la pensée japonaise et qu’il est possible de le transmettre en (très grande) partie.
Plutôt que séparer, Gyappu cherche à relier.
Plutôt qu’isoler, Gyappu cherche à faire communiquer.
Plutôt qu’affirmer et figer, Gyappu cherche à interroger et à ouvrir le champ des possibles.
Son plus grand combat est sans doute de lutter contre la généralisation facile d’une part, et contre le relativisme paresseux de l’autre - et cela se fait par le dialogue.
Pour finir, pour la première fois, je vous révèle une bonne partie de la bibliographie que j’utilise pour écrire les articles du blog.
Je n’ai peut-être pas tout mis, j’ai même laissé des références sur le passage. (Je n’ai pas mis tous les romans et les nouvelles par exemple, car il y en a trop…)
Ce n’est pas pour jouer à qui a la plus grosse, mais plutôt pour jouer la carte de la transparence. Quand vous me lisez, vous voyez une compilation de tous ces auteurs - aussi différentes soient leurs expertises - je ne sors pas les informations d'un chapeau imaginaire.
Certains diront que c’est bien maigre, et ils n’auront pas tort. Ma manière de lire est très lente et très active, donc la longueur de la bibliographie est le reflet de ma lenteur...
Je suis par ailleurs très ouvert à la critique, à condition qu’elle soit constructive ET qu’elle se base sur quelque chose de tangible (comme de la littérature…).
Pour ceux qui ont envie d’émettre une critique, vous êtes les bienvenus dans la section commentaires mais j’attend de vous plus que de l’affirmation, j’attends de vous de la construction car vous pouvez m’apprendre des choses et j’en serai ravi.
J’en profite également pour ceux qui ont des références à me conseiller, de ne pas hésiter à commenter en les renseignant (hors romans et nouvelles - plutôt des livres universitaires et techniques).
Bibliographie
Je ne savais pas quoi mettre comme illustration, alors je vous ai mis une photo de ma chatte qui dort. Voilà.
Grégory BATESON
- Vers une écologie de l'esprit Tome 1
- Vers une écologie de l'esprit Tome 2
- Une unité sacrée. Quelques pas de plus vers une écologie de l'esprit
Jean-Marie BOUISSOU
- Esthétiques du quotidien au Japon
- Quand les sumos apprennent à danser
- Les leçons du Japon : un pays très incorrect
Christine BUCI-GLUCKSMANN - L'esthétique du temps au Japon, du zen et du virtuel
Nicolas de CRECY - Un monde flottant, yokai et haikus
Joël DE ROSNAY- Le macroscope
Alan FLUSSER - Dressing the man
Karlfried GRAF DURCKHEIM
- Hara centre vital de l'homme
- Merveilleux chats et autres récits zen
Christine GUTH - Le Japon de la période Edo
Nancy G. HUME - Japense aesthetics and culture
Revue INDUSTRIE - Les relations industrielles entre la France et le Japon
Masahito INOUE - Le vêtement occidental et les Japonais
François JULLIEN
- Traité de l'efficacité
- Conférence sur l'efficacité
- Les transformations silencieuses
- Figures de l'immanence
- La propension des choses
- Du temps
- Nourrir sa vie. A l'écart du bonheur
- Eloge de la fadeur
- Cette étrange idée du Beau
- Le nu impossible
- Entrer dans une pensée / l'écart et l'entre
- De l'universel, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures
- Cinq concepts proposés à la psychanalyse
- La grande image n'a pas de forme
- Procès ou création
- Un sage est sans idée
Beth KEMPTON - Wabi Sabi : Japanese wisdom for a perfectly imperfect life
Leonard KOREN
- Wabi-Sabi à l'usage des artistes, designers, poètes et philosophes
- Wabi-Sabi : pour aller plus loin
Gregory LAMBRETTE - La sagesse systémique
François MACE - Le Japon d'Edo
Michele MARRA - Modern Japanese Aesthetics: A Reader
W. David MARX - Ametora : how Japan saved American style
Yori MORIARTY - Japanese tattoos, meanings, shapes and motifs
Edgar MORIN
- Introduction à la pensée complexe
- Amour poésie et sagesse
- La nature de la nature
- La vie de la vie
- La connaissance de la connaissance
Miyamoto MUSASHI - Traité des cinq roues (Gorin-no-sho)
Yoshiko MURATA - Japanese Insight Culture Wabi Sabi: alternative approach to the appreciation of the beauty and life
Hisayasu NAGAKAWA - Introduction à la culture japonaise
Kakuzô OKAKURA - Le livre du thé
Philippe PONS - Le corps tatoué au Japon : Estampes sur la peau
Donald RICHIE - Traité d'esthétique japonaise
Célia SANTINI - Kintsugi, l'art de la résilience
Kuki SHÛZÔ - La structure de l'Iki
Jun'ichiro TANIZAKI
- Eloge de l'ombre
- Tatouage
Baptiste TAVERNIER - Trente-cinq articles sur la stratégie
Axel VERVOORDT - Esprit Wabi
WAINWRIGHT - Beauty In Japan
Norbert WIENER - Cybernétique et société, l'usage humain des êtres humains
Tsunetomo YAMAMOTO - Hagakure
Sôetsu YANAGI - The unknown craftsman, a japanese insight into beauty
Bonjour Stéphane,
Il s’agissait d’un article dans un vieux journal que j’ai pu lire chez un ami collectionneur – j’avais pris des notes au moment de la lecture. Je crains qu’il soit difficile de le retrouver.
Thibaut
Bonjour,
Merci pour cet excellent blog que je découvre avec plaisir.
Votre bibliographie est riche et j’y pioche avec bonheur.
Malheureusement je ne trouve pas d’information sur « Le vêtement occidental et les Japonais » par Inoue.
Pourriez-vous nous en dire plus ?
Bien à vous ,
S.
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