IKI - L’idéal esthétique oublié
Photo de Laurent Sikirdji - Droits réservés
Si les termes Wabi, Sabi, Shibumi sont souvent retrouvés dans les écrits sur l'esthétique japonaise, il existe un enfant pauvre au sein de ces codes. Cet idéal esthétique oublié, c'est Iki 粋.
Iki est l'idéal esthétique qui a le plus inspiré le vestiaire de Gyappu. Chercher à le capter, le comprendre et le ressentir, peut se révéler frustrant. La littérature à son sujet est extrêmement maigre. Mais cet idéal existe bien.
La piste littéraire la plus riche est sans aucune contestation possible "La structure de l'Iki" de Kuki Shūzō. L'ouvrage est consacré spécifiquement au sujet et nous allons l'utiliser pour appréhender iki.
C'est un livre difficile à lire, il ne fait 130 pages mais pour réussir à capturer toute la sagesse à l'intérieur, il s'agissait de lire puis relire puis relire, et enfin relire. Il est difficile à lire car la pensée de Shūzō appartenait à la phénoménologie. Il utilise donc cette méthode pour décortiquer iki, mais pour celui qui n'est pas au fait de la manière de faire des phénoménologistes, le texte apparaîtra trop compliqué.
Pourtant, l'ouvrage est rempli de petits trésors. Il m’est impossible de tout retranscrire, mais je vous en livre une esquisse.
CONTEXTE ET ÉTAT D'ESPRIT
La période Edo était une époque relativement prospère.
Les modes s'accéléraient dans l'archipel, elles se superposaient et s’évanouissaient aussi vite qu'elles n'étaient apparues. Les riches citadins de la ville d'Edo (ancien nom de Tokyo) voulaient vivre comme des seigneurs et se paraient de kimonos à larges motifs figuratifs très voyants. Cette façon de vivre dans l'excès par rapport à soi, sa place dans la société et ses besoins, porte le nom de zeitaku.
Le shogunat de Yoshimune Tokugawa voulut refréner cet appétit du luxe qu'il jugeait trop voyant et malsain. Il instaura alors des lois somptuaires très strictes pour enrayer ce mouvement.
L’ordre moral confucéen très rigoureux faisait loi, cela a donné paradoxalement naissance à un quartier des plaisirs où des règles différentes étaient appliquées. Ce quartier était situé dans le sud-est d'Edo et répondait au nom de Tatsumi. Dans ce quartier se créèrent une culture et une esthétique particulières, contraires à l'ordre confucéen établi.
Iki est un concept né dans ce contexte : c'est un mouvement de résistance qui marque une révolution culturelle.
DE LA RECHERCHE D'ÉQUILIBRE
Iki ne possède pas d'équivalent en Occident. Il est très souvent traduit par "chic", mais Shūzō dit à ce sujet que :
"Iki a un spectre moins large que le chic"
Mais alors... de quoi parle-t-on ?
Selon mon interprétation, iki obéit à une recherche d'équilibre. Il idéalise à la fois moralement et esthétiquement, une unité harmonieuse de la volupté et de la noblesse.
Cet idéal existe grâce à un cœur et il s'exprime dans un souffle.
LE CŒUR
Dans ce que Shūzō appelle "structure intensive de iki", nous y retrouvons trois valeurs inter-connectées entre elles. Ces valeurs constituent le cœur de iki.
媚態 BITAI
La première valeur est caractérisée par l'attirance et la séduction. Bitai est aussi traduisible par "coquetterie" aujourd'hui mais Shūzō fait référence à autre chose. La note dominante de cette notion est pour lui la passion.
En effet, il parle de la tension qui existe entre deux individus qui se séduisent. Lorsque deux personnes s'unissent , cette tension a tendance à s'étioler. Or c'est le jeu de séduction qui crée l'attirance.
Shūzō le dit avec grande précision :
Cependant, il ne s'agit pas de refuser complètement l'union. Car même lorsque nous sommes en couple, il faut continuer à se renouveler, à chercher à séduire.
Bitai vise à maintenir cette tension en continue. Etre autant le mari que l'amant, la femme que la courtisane.
意気地 IKIJI
La deuxième valeur est la vaillance. Valeur pouvant être jugée désuète, elle a pourtant un écho en Occident puisqu'il s'agit de l'esprit de chevalerie.
Dans ikiji s'exprime l'idéal du Bushidō, la voie du guerrier.
Tamaki sensei en discutait dans son interview, lorsqu'il parlait d'éthique chevaleresque. Il s'agit d'obéir à un code de l'honneur et de la conduite.
Ikiji implique de se comporter élégamment, et d'avoir le courage de défendre avec fierté les valeurs auxquelles nous croyons.
諦め AKIRAME
La troisième valeur est la résignation.
Elle tire son origine dans la pensée Zen.
La résignation dans le sens de Shūzō, est une forme de sagesse. Il s'agit d'arrêter de lutter contre les choses de la vie, et de commencer à les accueillir telles qu'elles sont.
Akirame demande de se résigner à espérer ce qui n'arrivera pas et de faire les choses comme elles sont sensées fonctionner.
EXPRESSION DU SOUFFLE
Même si le Japon produit une grande variété de plantes tinctoriales dont :
- l'indigo (ai) d'où vient le bleu,
- le carthame (benibana) duquel est tiré le rouge,
- le lithosperme (murasaki) donnant le violet,
- les miscanthus (kariyasu) exprimant le jaune.
Le contexte historique impliquait la retenue vestimentaire obligatoire. Dans les rues de l'époque, le bleu, le gris et le brun étaient les couleurs dominantes. L'espace de créativité était donc restreint.
Le peuple d'Edo ne pouvait pas enfreindre la loi en vigueur sous peine d'y laisser la vie, alors les habitants du quartier de Tatsumi ont cherché des moyens alternatifs pour exprimer leur désir de volupté.
Ils jouaient avec les différents tons d'une même couleur rudimentaire. Ils faisaient attention aux détails de leurs accessoires - comme les obis (ceintures) qui étaient autrefois des objets périphériques, deviennent des pièces majeures de style et d'expression. Ils s'amusaient aussi avec plusieurs motifs dans une mise. Tout ceci était un moyen pour manifester leur refus du diktat.
Iki est donc une histoire de subtilité, sa recherche d'équilibre oscille entre rigueur et audace. Autrement dit : tout ce qui est attirant (bitai), intrépide (ikiji) mais de bon goût (akirame), est iki.
Mais, et l'art tailleur dans tout ça ?
Penser iki au travers de la loupe du système tailleur, cela reviendrait à développer un style séduisant, audacieux mais maîtrisé.
Bref, un style respectant les fondamentaux (akirame)... sans devenir chiant (rester bitai et ikiji).
Les cravates Kihon I, Kihon II et Kihon III en compagnie d'Alan Flusser
"When combining two patterns of the same design, the size of each should be as different from the other as possible. [...] Coordinating two different patterns, such as striped suit and a check dress shirt, or a plaid jacket and a figured necktie, necessitates keeping them close in size."
INTERPRÉTER IKI
Iki n’est pas un concept philosophique “éthéré”, mais un ensemble de principes qui permettent d'illustrer une vision excitante du Beau. Il est beau mais pas voyant, discret mais pas transparent, simple mais pas fruste.
La notion de iki dans le cadre de la méthodologie propre à Gyappu n’est pas une simple affaire de “philosophie”. A mon sens, l'étude de cette vision doit servir à la mise en pratique. Sinon à quoi bon lire - emmagasiner de l'information - si ce n'est pas pour l'utiliser ?
J'ai pour croyance que nous pouvons fabriquer (construire) l'iki en suivant les pistes données dans la littérature et les arts. Et ces pistes reposent sur des conceptions qui, une fois bien assimilées, permettent de les déployer ailleurs.
Maintenir son ouverture au monde en recherchant et en accueillant favorablement les informations nouvelles, discordantes ; c'est se demander sans cesse en quoi une donnée, quelle qu'en soit sa nature, peut devenir une information utile.
En cela, n’est-ce pas un art ? Celui de savoir conduire son existence en la nourrissant en permanence.
Votre serviteur dans l'étude de iki.
Fait important tout de même : mon Power Ranger préféré, c'est le vert.
Bonjour Pascale,
Très touché par vos mots.
Au plaisir de vous croiser sur les tatamis.
Très belle cravate Kihon rouge reçue dans les délais et soigneusement emballée. Cadeau offert à mon mari (Bitai)…Pratiquante d’Aïkido, vos réflexions font échos au Bushido ; c’est vraiment intéressant et agréable à lire. Bonne journée
Bonjour Yannick,
Ravi que cela vous ait plu.
Bien sûr, avec plaisir.
Merci pour ce très intéressant article.
Je me permets de le partager si cela ne vous gêne pas.
Y.
Laissez un commentaire