L'efficacité silencieuse de Shibumi
S'il y a bien un terme qui attise la curiosité dans l'esthétique japonaise, c'est bien Shibumi.
Shibumi est un idéal esthétique qui serait né durant l'époque Muromachi [1336 - 1573], il est traduisible par "astringent/âpre". D'ailleurs on retrouve régulièrement dans la littérature cette description de la sensation du kaki pas mûre pour expliquer Shibumi.
Nous avons pu lire sur internet que des auteurs qualifiaient ce terme d'élégance subtile.
Le problème avec cette définition, c’est qu’elle est très vague. Le mot « subtile » est à très large spectre.
Est-ce la subtilité de l’understatement britannique où la discrétion prévaut ?
Est-ce la subtilité de la sprezzatura italienne où apparaître naturel malgré une préparation est la clé de voûte ?
Cette définition vague ne nous aide pas vraiment à approcher Shibumi, pour la raison simple que l’on peut y mettre absolument... tout ce que l’on veut (ou presque).
Ceci dit, même s'il est non aisé de définir succinctement Shibumi, tant la profondeur et l'étendue sont importantes, une ligne directive se dégage.
[Notez que l'on peut dire Shibumi 渋み (le nom) ou Shibui 渋い (l'adjectif), pour la simplicité nous utiliserons les deux indifféremment. Dans la littérature, Shibumi est le plus utilisé, que ce soit en nom ou en adjectif.]
A - Appréhender l'astringence
Si il est relativement facile et commun d'apprécier le doux et le sucré, cela demande plus de finesse pour réussir à saisir les côtés appréciables de l'astringence.
Dans l'histoire de la Chine et du Japon, les notions d’âpreté, de fadeur et d'astringence n'ont pas du tout la même appréciation qu'en Occident.
En Occident, quand on qualifie un aliment de fade, c'est qu'on ne l'apprécie pas. Il en est de même pour une montre, un tissu, une peinture...
Dans la pensée développée dans les deux pays d'Asie cités, cette notion résonne tout autrement.
La fadeur est une base investie, étudiée et utilisée ; par exemple elle est en corrélation directe avec la pensée de l'équilibre du Tao Te Ching (Lao Tseu) :
"Quand il passe par notre bouche, le Tao est fade et sans saveur : il ne peut être aperçu, ne peut être entendu, mais il est inépuisable."
Dans la cuisine, nous pouvons prendre l'exemple du tofu (fromage de soja).
C'est fade en bouche, mais il est aussi possible de l'apprécier. Le côté fade en bouche permet de "laisser plus de place" à l'appréciation des autres aliments en présence, qui eux sont plus sucrés, plus salés, plus doux, plus relevés...
C'est un effet de contraste gustatif qui est recherché, on voit d'ailleurs rarement un plat constitué de tofu tout seul.
Comme si on attendait le bus à côté d'une personne de très petite taille, par effet de contraste de la perception, on se sentirait immense à côté d'elle.
L'astringence est la saveur qui permet d'apprécier plus pleinement les autres saveurs.
B - Une attitude
Shibumi peut également qualifier une attitude, autrement dit "l'esthétique" du comportement et de la communication que la personne souhaite revêtir.
1. Un binôme en tension
Dans la pensée asiatique, il est naturel de penser en termes de binômes, opposés et complémentaires.
Ainsi, penser une idée, camoufle la mise en tension de deux idées. Comme dirait Francois Jullien « deux idées qui se répondent et qui se réfléchissent ».
Le contraire de Shibui/Shibumi (âpre) est Amai/Amami (doux).
Une personne Shibumi a une attitude envers autrui qui est plus distante, légèrement froide, non invasive, non intrusive.
Une personne Amami a une attitude envers autrui qui est plus rapprochée, chaleureuse, charmante, légèrement intrusive.
C'est précisément l'idée que renferme l'expression en français "s'adresser à quelqu'un d'un ton mielleux".
Attention, il n'y a aucunement un jugement de valeur dans l'attribution de tel ou tel qualificatif à quelqu'un, c'est simplement un constat de la forme que prend sa communication, son "style".
2. L’efficacité silencieuse de l’anti-héros
Aujourd'hui, lorsque l’on regarde un match de sport d'équipes, un joueur peut être qualifié de Shibumi quand son jeu n'est pas spectaculaire mais que sa contribution à la victoire est indéniable.
C'est la triade discrétion/efficacité/beauté de son jeu qui est soulignée.
Pour les fans de NBA, on pourrait parler comme ça de Tim Duncan. Il ne cherchait jamais à attirer les projecteurs sur lui.
Autrement dit, sa volonté d'être efficace prime sur l'envie de briller et d'attirer les louanges.
Plus profondément même, si l'on a eu l'occasion d'analyser son jeu, on notera qu'il ne cherchait pas à exécuter des mouvements compliqués.
Il est la preuve que la très haute maîtrise des fondamentaux du basket-ball (d'où son surnom "The Big Fundamental") rend le côté spectaculaire... superflu.
Tim Duncan en position de "triple menace", un des fondamentaux du basket-ball
Poursuivons en comparant une compilation des plus belles actions de Tim Duncan et une compilation de celles de Russell Westbrook (qui lui possède un style de jeu plus spectaculaire).
Sans connaissances sur le basket-ball, il est très difficile au premier abord d'apprécier le jeu de Duncan. Alors qu'il est relativement aisé d'être impressionné par les actions de Westbrook.
Cela demande de l'effort, de la connaissance du jeu, et "d'avoir développé du goût" pour apprécier à sa juste valeur le jeu de Duncan.
Voyez-vous à quel point cet idéal esthétique mais aussi moral, s'écarte drastiquement de notre vision grecque de l'héroïsme ?
Thésée, Héraclès, Persée, Achille...
La mythologie grecque regorge majoritairement de héros ayant accompli des exploits visibles.
Or dans Shibumi se démarque cette beauté de l’efficacité invisible.
Il existe bien cette tonalité bucolique d'anti-héros, encapsulée dans Shibumi.
C - Une beauté cachée
Enfin, l'aspect d'un objet peut être qualifié de Shibumi.
Pour cela, il doit se composer de couleurs ternes, jouant sur le clair-obscur, et éventuellement de motifs discrets et simples (Donald Richie).
Par exemple une cravate en soie shantung marron foncé ayant du vert forêt dans la trame, que l'on peut voir seulement si on prends le temps d'observer plus précisément, il est possible de la décrire comme étant Shibumi.
A contrario, une cravate en soie lisse, lumineuse, avec des motifs imprimés voyants, ne peut être qualifiée de Shibumi - car sa beauté est trop évidente, elle manque de camouflage.
Une cravate qualifiée de Shibumi est tellement sobre, qu'elle peut paraître ennuyeuse voire peu attirante au premier abord.
Mais la présence de richesse habilement cachée dans sa texture, son tissage ou ailleurs, lui confère du crédit. Il faut alors faire l'effort pour en apprécier la beauté.
Nous retrouvons cette efficacité silencieuse.
Cravate à dominance de vert avec une discrète trame bleue-noire. Le motif chevrons est visible de loin mais la richesse de la texture seulement de près. So Shibumi or not Shibumi ?
Shibumi est un idéal de beauté cachée, donc difficile d'accès.
Pour méditation, des mots du théoricien de l'esthétique qu'était Yanagi Sôetsu :
« C’est à cette beauté et à ses implications intérieures que renvoie Shibumi. Ce n’est pas une beauté étalée devant les yeux du spectateur. Les spectateurs doivent chercher la beauté pour eux mêmes. »
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